Notre lettre 1251 publiée le 14 août 2025

PAOLO PASQUALUCCI
LE « CONCILE PARALLÈLE »
LE DÉBUT IRRÉGULIER DE VATICAN II


4ÈME CHAPITRE
LA VIOLATION DU PRINCIPE DE LÉGALITÉ
DANS LE REJET TROUBLÉ DU SCHEMA
DE FONTIBUS REVELATIONIS


SUITE DE NOS LETTRES 1241, 1244 et 1247

On trouvera ici le 4ème et dernier chapitre de notre traduction française du livre du professeur Paolo Pasqualucci, Il Concilio parallelo. L'inizio anomalo del Vaticano II (Fede e Cultura, 2014).


Chapitre 4

LA VIOLATION DU PRINCIPE DE LÉGALITÉ

DANS LE REJET TROUBLÉ DU SCHEMA

DE FONTIBUS REVELATIONIS


La violation de la légalité et la délégitimation du Concile dûment constitué selon la loi (ce que Romano Amerio appelle le « Concile préparé ») ont été scellées le jour où le schéma De Fontibus Revelationis, le premier des sept fameux schémas mentionnés ci-dessus, a été présenté dans la salle d'audience. Il s'agit là d'une nouvelle rupture retentissante avec la légalité et, une fois de plus, les novateurs parviennent à leurs fins grâce à l'appui de Jean XXIII.


L'endoctrinement des évêques

Nous sommes le 14 novembre 1962. Le projet est attaqué de front par les novateurs avec les accusations désormais habituelles, répétées à l'infini : il n'est pas « pastoral “, il n'est pas ” œcuménique “, il ” ne représente qu'une école de pensée “ (la ” romaine », bien sûr). On est même allé jusqu'à lui imputer à plusieurs reprises une erreur doctrinale parce qu'il déclarait « deux sources » de la Révélation au lieu d'une seule. Ainsi, la doctrine séculaire de l'Église sur les sources de la Révélation était désormais une « erreur ». Le Concile de Trente et le Concile Vatican I, tous deux dogmatiques, qui avaient codifié et mis sur le même plan l'Écriture Sainte et la Tradition(53), auraient donc commis une erreur doctrinale !

Ces aberrations provenaient des « théologoumens » de K. Rahner et de ses compagnons qui, grâce à l'appui de leurs cardinaux patrons, dans le dos desquels se trouvaient les Conférences épiscopales respectives, avaient pu endoctriner les évêques  le mois précédant l'ouverture du débat (54).

Le fait que des centaines d'évêques se soient laissés influencer par des théologiens hétérodoxes, par ailleurs déjà officiellement censurés par le Magistère sous Pie XII, montre la décadence impressionnante de larges couches de l'épiscopat. Le dominicain Marie-Dominique Chenu, par exemple, a été amené au Concile par Monseigneur Claude Rolland, évêque d'un diocèse malgache, qui, dans sa lettre d'avril 1962 l'élisant comme conseiller théologique, écrivait : « ... le Concile approche ; je n'ai pas le temps de me préparer ; je ne sais rien de ce qui sera proposé à mon examen, à part ce qu'en disent les journaux... »(55). Pourtant, Mgr Rolland avait reçu presque trois ans plus tôt une lettre circulaire de Mgr Tardini sollicitant son avis sur les sujets à traiter au Concile ! Les discours qu'un évêque melkite avait préparés pour le Concile en français  par Chenu lui-même, ils ont fait une impression particulièrement pénible : la défense de la grande tradition théologique orientale, menée pourtant en polémique avec Rome, entre les mains de Chenu « sapit comicum » parce qu'elle accouche de la souris (hérétique) de la défense du Christ, pour ainsi dire socialiste ou « des pauvres », à la manière d'un quelconque Don Helder Camara (56).


Le retour de bâton

La bataille autour du projet etait devenue féroce et se trouvait dans une impasse presque totale, car les détracteurs étaient nombreux et plusieurs d'entre eux ont même proposé le retrait du projet. Mais, après cinq congrégations et pas moins de 85 interventions pour ou contre (majoritairement contre), l'examen des chapitres individuels a dû commencer. Compte tenu de la situation, la présidence du Concile (le 20 novembre) a jugé bon de faire voter l'assemblée sur la question de savoir « s'il y a lieu d'interrompre la discussion ».

Selon le règlement (art. 39 § 1), une majorité des deux tiers était requise pour approuver la question, ce qui n'a pas été le cas. Sur 2209 votants, 1368 ont demandé la suspension, 822 ont voté pour la poursuite. Selon la procédure, la discussion aurait dû se poursuivre le lendemain et se serait poursuivie : c'est ainsi que le secrétaire général, Mgr Felici, a mis fin à la session. Mais le lendemain, 21 novembre, coup de théâtre : une communication est lue dans la salle d'audience selon laquelle le Pontife, préoccupé par la discussion longue, laborieuse et incertaine qui s'annonçait, avait décidé que le schéma serait révisé par une commission spéciale ; une commission mixte, car composée de membres de la Commission théologique et de membres du Secrétariat pour l'Unité des Chrétiens avec leurs présidents respectifs : Ottaviani et Bea (57). Des commissions mixtes étaient prévues par le règlement (art. 58 § 2), mais seulement dans l'hypothèse où les amendements proposés par les Pères du Concile « concernaient plusieurs commissions ». En l'occurrence, la seule compétente était la Commission théologique, tandis que le Secrétariat pour l'unité des chrétiens n'avait aucune compétence. On savait pourtant qu'il s'agissait d'un bastion des progressistes.

Dans cette nouvelle commission (mixte), les novateurs n'étaient certainement pas en minorité (58). Mais le fait le plus grave était peut-être la circonstance que le Pape avait désavoué l'application des règles établies par la Présidence du Concile, et qui plus est, une fois de plus de manière informelle, « vivae vocis oraculo ».



Une opération sans scrupules

« Avec cette intervention qui réformait soudainement la décision du Concile et dérogeait au règlement de l'assemblée, écrit Amerio, on a certainement rompu avec la légalité, en passant du régime collégial au régime monarchique. Le résultat du vote pouvait être invalidé par le pape si un vice de légalité était constaté ou si une réforme de la loi précédait le vote, comme ce fut le cas sous Paul VI, qui revint à la majorité simple. Mais dans les termes où elle s'est produite, l'intervention papale constitue une superposition typique du pape sur le concile, d'autant plus remarquable que le pape était alors présenté comme le gardien de la liberté du concile. Cette superposition n'était pas un « motus proprius », mais mais elle est due aux remontrances et aux sollicitations [des novateurs] qui, considérant la majorité qualifiée [des deux tiers] requise par le règlement comme une « fiction juridique », passaient outre pour faire reconnaître par le Pape le pur principe de la majorité »(59). La gravité des faits n'a pas échappé à certains observateurs qui, à l'époque, ont même pu écrire, malheureusement sans se tromper : « On peut dire qu'avec ce vote du 20 novembre [1962] s'achève l'ère de la Contre-Réforme et que s'ouvre pour la chrétienté une ère nouvelle, imprévisible dans ses conséquences »(60).

Les novateurs se réjouissent à nouveau. Dans le Journal de Chenu, sous « 21 novembre », on lit : « Je suis à la sortie de la session, à Saint-Pierre. Les évêques sortent vifs et gais, en majorité. Monseigneur Rolland, avec une joie ferme et rayonnante, m'annonce la nouvelle : le pape est intervenu [...] Nous sortons de l'impasse !" (61). Dans son Journal de l'âme, Jean XXIII se félicite de son intervention : « Apparemment, le bon courant a repris son cours naturel. Et tout le monde bénit le Pape parce qu'il y a pourvu en formant une Commission spéciale" (62). Que « tout le monde » bénisse le Pape n'est pas du tout vrai (63). 

Une preuve de l'absence de scrupules de toute l'opération réside, à notre avis, dans le fait que « L'Osservatore Romano » du 25 novembre 1962, en annonçant la composition de la nouvelle commission (mixte), indiquait le schéma à réviser déjà avec le titre « Révélation divine » et non plus avec celui de « Sources de la Révélation ». « La Commission pour la révision du schéma De Divina Revelatione a été constituée », écrivait-il. Suivent les noms des cardinaux qui la composent. Parmi eux, cinq étaient des novateurs : Bea, Liénart, Frings, Meyer, Joseph Lefebvre ; trois étaient fidèles au dogme : Ottaviani, Ruffini, Browne (64). Nous ne croyons pas qu'il s'agisse d'un lapsus, même si le texte paraît contradictoire, puisque la « révision » devait nécessairement porter sur l'ancien schéma, celui qui ne devait pas être accepté, identifiable par son titre original, De Fontibus Revelationis. Mais manifestement, on n'a pas voulu attendre le début des travaux de la commission « mixte » pour changer le titre du schéma et faire comprendre de quel côté soufflait le vent.

Naturellement, plusieurs réunions de haut niveau ont eu lieu au cours de ces journées agitées, qui sont aujourd'hui bien documentées. Dans la soirée du 20 novembre, la veille du coup d'État, les cardinaux Meyer, Léger et Montini rendent visite à Jean XXIII (65). Giuseppe Alberigo écrit : « La décision du pape de valider le vote dans le sens de renvoyer le projet à une commission mixte entre le Doctrinal et le Secrétariat pour l'Unité aurait été soutenue par le cardinal Léger » (66). En réalité, il n'y a pas eu de « validation » par le Pape puisqu'il n'y avait rien à « valider ». Il s'agissait d'un vote légitime, parfaitement légal dans son déroulement, dont Jean XXIII n'a pas « validé » le résultat mais l'a ignoré, violant la légalité conciliaire qu'il avait lui-même instituée. L'influence (délétère) attribuée au cardinal canadien Paul-Émile Léger (élément ultra-progressiste, dénoncé au Saint-Office par les catholiques « conservateurs » et pourtant « encouragé » avec bienveillance par le pape Roncalli (67) ne peut rien enlever à la responsabilité de Jean XXIII, dont le devoir était de faire respecter le règlement. En revanche, il semble qu'il ne se soit pas contenté d'encourager les novateurs. Il impose notamment l'évêque de Livourne, Monseigneur Emilio Guano, parmi les membres pontificaux de la Commission mixte, après que les évêques italiens l'aient rejeté avec éclat, le 20 octobre 1962 (68).


La rupture avec la légalité

Lorsque le pape intervient pour faire respecter les règles d'un concile, il ne se superpose pas à celui-ci, mais s'y intègre parfaitement, puisqu'il exerce sa fonction de garant de la légalité de l'ordre juridique du concile, qu'il a lui-même édicté. Ce n'est pas le cas, en revanche, lorsqu'il y a une intervention qui sanctionne une illégalité ou même la fait naître, comme dans le cas présent, et d'ailleurs « vivae vocis oraculo ». En effet, à y regarder de plus près, Jean XXIII n'a pas toléré ou sanctionné une illégalité commise par d'autres, mais c'est lui-même qui l'a commise, en ignorant le résultat d'un vote légitime et en ordonnant que l'on procède dans le sens contraire à ce résultat !

Amerio note que la demarche  de Jean XXIII n'est pas du tout conforme à l'image (savamment construite) du pape gardien de la liberté du Concile (contre les prétendus meurtriers de la Curie), à la fois en raison de la nature de son intervention (en un sens contraire à la légalité du Concile), et parce qu'elle visait à satisfaire l'élément subversif, qui faisait pression depuis le début de l'assemblée et voulait se débarrasser des formes juridiques qu'il considérait comme un obstacle à ses propres desseins. Amerio ne cite pas de noms, mais parmi les « remontrances » et les « sollicitations » qu'il mentionne, il est impossible de ne pas inclure certaines déclarations du controversé cardinal Giacomo Lercaro, l'un des « modernisateurs » les plus en vue de l'Italie de l'époque, qui témoignent, pour le moins, d'un mauvais sens du droit. Il a fait valoir que le règlement intérieur, en exigeant une majorité qualifiée des deux tiers, conduisait à « la conséquence absurde de faire prévaloir le vote d'une minorité assez étroite sur celui d'une forte majorité ». Cela constituait, selon lui, une « faiblesse évidente du règlement intérieur » (69). Dans le journal du père Chenu, nous trouvons une réflexion similaire : « Ainsi une minorité force l'examen [du projet] qu'une forte majorité rejette » (70). Mais ce n'est pas la minorité qui a imposé la « prise en considération » du projet, mais le principe de légalité qui préside à l'ordre légitimement constitué, principe fondamental qui exige le respect de la procédure : c'est le commandement de la loi qui l'a imposé, et non la volonté d'une minorité.


Les sophismes des novateurs

Selon l'opinion des novateurs, encore dominante aujourd'hui dans l'historiographie progressiste, le « coup de force » du pape ne peut être qualifié d'illégal parce qu'il « rétablit les droits de la majorité » (71). Cette opinion se fonde sur la thèse selon laquelle la question proposée dans l’aula conciliaire par Mgr Federici (« faut-il interrompre le débat ») était incorrecte parce qu'elle aurait faussé l'application du principe de la majorité qualifiée (deux tiers) établi par l'article 39 § 1 du règlement. Et pour quelle raison ? Parce que « les Pères qui devaient voter placet n'étaient pas ceux qui étaient favorables au projet, mais ceux qui souhaitaient reporter la discussion, tandis que ceux qui devaient voter non-placet étaient ceux qui défendaient le projet et s'opposaient donc à l'interruption »(72). Si la question proposée avait été : « le débat doit-il se poursuivre ? », en supposant un alignement identique, il n'y aurait eu que 822 placets en faveur de la poursuite, bien en deçà de la majorité des deux tiers requise par le règlement, et le débat aurait donc automatiquement dû être suspendu.

Nous ne pensons pas que la question proposée (après une discussion animée entre les dix membres de la présidence) était incorrecte.

A titre préliminaire, il faut dire que l'illégalité n'a pas pu avoir lieu ici, car il était du ressort de la présidence du Concile de poser la question de la manière qu'elle jugeait la plus appropriée. L'article 4 § 2 du règlement stipule que « sur la base de l'autorité qui leur est conférée par le Pape, il revient aux dix cardinaux choisis par le Pape de diriger les discussions des Pères et l'ensemble de la discipline du Concile », discipline qui inclut certainement la manière de procéder aux votes. S'agit-il donc d'une interprétation erronée de l'article 39 § 1, d'une sorte de ruse « curiale » ? Mais que dit l'article 39 § 1 ? « Pour obtenir la majorité dans les sessions publiques, dans les congrégations générales et dans les commissions du Concile, les deux tiers des voix des Pères présents sont requis, sauf pour les élections, pour lesquelles le CIC, c. 101 § 1, 1° [qui prévoyait le critère de la majorité absolue, c'est-à-dire la moitié plus une des voix] est appliqué, et sauf dans le cas où le Souverain Pontife n'en a pas décidé autrement »(73). Comme on peut le constater, l'article établit le critère selon lequel pour chaque vote, que ce soit dans les sessions publiques du Concile, dans ses sessions ordinaires (ou « Congrégations ») interdites au public, ou dans les Commissions, également interdites au public, un quorum des deux tiers doit toujours être obtenu pour l'approbation de ce qui a été soumis au vote. Il s'agit d'un critère absolu qui, comme nous l'avons vu, a semblé trop rigide à certains.


L'avis de Dossetti

Il est intéressant de noter que, dans la note déjà mentionnée, concernant également d'éventuelles modifications du règlement du Concile, Dossetti, conseiller de Lercaro, fidèle en cette occasion à son passé de juriste, demande le maintien du principe de la majorité qualifiée. « Point 3 », écrit-il, » défense inflexible de la norme de l'art. 39 § 1, qui stipule la nécessité d'une majorité qualifiée des deux tiers pour toute décision. De temps en temps, on entend quelqu'un évoquer la possibilité de réduire cette majorité. Cependant, il faut absolument garder à l'esprit qu'un Concile, en tant qu'assemblée de droit divin représentant toute l'Église, diffère en cela d'une assemblée démocratique : le système de la majorité simple du formalisme démocratique ne peut pas s'appliquer à lui. Si le Concile représente l'Église qui est dans le Christ, le principe de la majorité ne peut lui être appliqué, mais celui de l'unanimité, non pas une unanimité matérielle, mais une unanimité morale. L'unanimité morale est celle qui ne diffère que d'une infime partie de l'unanimité absolue. On aurait donc pu raisonnablement souhaiter la garantie d'une majorité encore plus grande que les deux tiers, au moins pour les décisions doctrinales. Mais en tout état de cause, il ne serait pas admissible que les décrets doctrinaux se satisfassent d'une majorité inférieure aux deux tiers actuellement prévus par le règlement intérieur »(74).

Dans cette défense, où, malgré l'aura « conciliariste » qui l'imprègne (le Concile est défini comme une « assemblée de droit divin » alors qu'il est un organe de la constitution ecclésiastique de l'Église), on semble entendre des échos d'une partie de l'enseignement traditionnel de l'Église, il faut aussi noter le dernier point : Compte tenu de la nature du Concile, une majorité inférieure aux deux tiers n'est pas admissible pour les décisions concernant les « décrets doctrinaux ». Ces décisions doivent être aussi proches que possible de l'unanimité et ne peuvent en aucun cas être prises à une majorité inférieure à deux tiers. C'est l'importance même des sujets traités qui l'exige. Et la discussion sur le De Fontibus concernait précisément un décret doctrinal, c'est-à-dire qu'elle concernait le dogme de la foi (pas les Focolarini ou l'ACLI).

La norme contenue dans l'art. 39 § 1 était donc parfaitement justifiée aux yeux de Dossetti lui-même, qui, malgré son militantisme « catholique-communiste » à l'ombre de Lercaro, n'avait manifestement pas perdu (du moins à en juger par ce mémorandum) le sens du droit ni la signification avant tout doctrinale d'un véritable Concile œcuménique.


Une application parfaitement justifiée

Il faut donc considérer comme pleinement justifiée, à notre avis, l'application de l'article 39 § 1 par la Présidence du Concile, en posant ainsi la question critiquée.

Dans la discussion sur le De Fontibus, un schéma approuvé par le Pape et contenant l'enseignement traditionnel de l'Église sur cet aspect fondamental du dogme, a fait l'objet d'attaques massives et articulées. Parmi les critiques, il y avait ceux qui voulaient son retrait pur et simple, et ceux qui voulaient que la discussion soit reportée pour permettre de refaire le schéma. Dans une telle situation, selon la logique, c'est aux détracteurs du projet de prouver qu'ils sont majoritaires. Il fallait donc vérifier que la volonté d'interrompre et de reporter était telle qu'elle recueillait les deux tiers des voix.

Il aurait été incorrect de poser la question dans l'autre sens (si le débat devait se poursuivre) car, selon le déroulement du débat, ce qu'il fallait vérifier, c'était la volonté de l'interrompre et non celle de le poursuivre : c'était la majorité à vérifier, parce que c'était la majorité qui se dégageait. Selon le règlement, cette majorité devait prouver qu'elle disposait des deux tiers des voix. Il n'y a donc pas eu d'irrégularité ni de ruse curiale. La question posée à l’Assemblée était parfaitement conforme à la lettre et à l'esprit de l'article 39 § 1.

Un autre argument en faveur de la décision prise à l'époque, de nature plus générale mais encore plus prégnante, est le suivant : on ne pouvait admettre qu'une esquisse de constitution dogmatique approuvée par le Pape nécessite la vérification d'une majorité pour en poursuivre la discussion. Elle ne le pouvait pas, car cette majorité devait être considérée comme acquise, présupposée, étant donné la nature de la Sainte Église, dans laquelle les membres de la hiérarchie sont appelés, en vertu du droit canonique et du droit divin, à défendre le dépôt de la foi, en le gardant non contaminé. Ce qu'il fallait vérifier, c'était, le cas échéant, une majorité contraire ; un événement inouï qui, pourtant, comme nous le savons, s'est produit. A cet égard également, la présentation de la question sous la forme choisie apparaît donc tout à fait correcte.


« Le protestantisme aux portes ». Le devoir du Pape

Enfin, comment répondre à la thèse des novateurs, selon laquelle l'intervention du Pape était de toute façon justifiée sur le plan pratique, parce qu'il fallait sortir de l'impasse, parce que le Concile devait aller de l'avant ? De la manière suivante : qui a dit que le Concile devait continuer ? Un Concile œcuménique dans lequel, dès la présentation de la première ébauche de la constitution dogmatique, approuvée par le Pape et concernant même les Sources de la Révélation, c'est-à-dire la racine même de la Foi, une majorité était manifestement opposée à l'enseignement qu'elle contenait, donc opposée à la doctrine toujours enseignée par le Magistère, aurait dû être immédiatement dissous par le Pape, selon le cas prévu par le c. 222 § 2 du CIC alors en vigueur (voir plus haut). Cela aurait été une décision sans doute grave, mais tout à fait légitime, un exercice de la suprema potestas iurisdictionis du pape (qui lui vient de Dieu) pour protéger le dépôt de la foi gravement menacé. L'émergence d'une telle majorité hétérodoxe révélait un malaise profond dans la hiérarchie catholique, une métastase qui nécessitait une intervention radicale, dont la première aurait pu être la dissolution retentissante du Concile.

Les théologiens et auteurs français progressistes se sont souvent plu à comparer, non sans raison, Vatican II à la Révolution française, peut-être pour faire écho à une prophétie du cardinal Billot qui, en 1923, dissuadait Pie XI de convoquer un concile œcuménique (les modernistes toujours présents dans le clergé en profiteraient pour faire une révolution dans l'Église, disait-il). Le père Congar a observé que l'assemblée de Vatican II remplirait effectivement la même fonction (subversive) dans l'Eglise que les Etats Généraux convoqués en 1789. Nous nous permettons également une comparaison avec la Révolution française.

Lorsque le tiers état, séparé des deux autres, se proclama Assemblée nationale et déclencha le mouvement révolutionnaire, « mon opinion, écrivait le prince de Talleyrand, était qu'il fallait dissoudre les États généraux ... ...J'ai donné ce conseil au comte d'Artois [frère cadet du roi] qui avait alors quelque bienveillance à mon égard [...] Mon conseil a été jugé trop risqué. C'était un acte de force et, la force, il n'y avait personne autour du roi qui sût l'employer »(75). Le copiste et collecteur des mémoires du prince, Bacourt, nous apprend qu'au début de la crise, Talleyrand s'est effectivement présenté une nuit au frère du roi, qui s'était levé pour le recevoir, et lui a demandé d'intervenir auprès du souverain. Le comte d'Artois se rendit auprès de Louis XVI et lui parla dans le sens souhaité par Talleyrand, mais revint en disant qu'« il n'y avait rien à faire avec le roi, qui était résolu à céder plutôt que de verser une goutte de sang ». Selon Talleyrand, Louis XVI n'a donc pas eu le courage d'accomplir un acte de force parfaitement légal et même moralement nécessaire parce qu'il était légitimé par la très grave violation de la Constitution du Royaume que représentait l'action révolutionnaire du tiers état.

Nous ne savons pas si, en ces jours fatidiques de l'automne 1962, quelqu'un a suggéré à Jean XXIII de dissoudre le Concile d'autorité. C'était une décision que les circonstances rendaient parfaitement plausible. L'affrontement dans la salle d'audience avait gravité autour du fondement doctrinal même du projet sur les Sources de la Révélation, puisqu'il s'agissait de substituer une source unique aux « deux sources de la Révélation ». C'est-à-dire qu'ils voulaient abâtardir la doctrine catholique, réaffirmée par le Concile de Trente et Vatican I, au moyen d'une formulation qui plairait aux protestants hérétiques. Le Concile tentait manifestement d'imposer une opinion très dangereuse pour le dogme de la foi : il sapait la doctrine de l'Église. Et cela sous la bannière de l'approche « pastorale » et « œcuménique » du Concile, expressément souhaitée par le Pape.

La phrase attribuée à l'époque au cardinal Ernesto Ruffini (« Le protestantisme est aux portes ») a parfaitement saisi le sens des événements (76). Comment aurait agi un pape réellement soucieux de sauvegarder l'intégrité du dépôt de la foi et le salut des âmes dans une telle situation ? Il aurait tout fait pour entraver les innovateurs, en évitant les acquiescements et les concessions, en censurant les illégalités, en les réformant, en en obligeant les innovateurs à respecter le règlement. Pour ce faire, il aurait dû poursuivre la discussion sur le De Fontibus, chapitre par chapitre. Si la majorité qui s'était dégagée avait voté des changements qui auraient dénaturé le schéma, ou si elle avait voté le retrait de ses chapitres, alors le pape, après avoir mis les rebelles devant leurs responsabilités, aurait pu en toute légitimité dissoudre le concile et renvoyer tout le monde chez soi.


Le comportement de Jean XXIII

Considérons, d'autre part, ce qu'Angelo Roncalli écrivait dans son Journal de l'âme lors du débat dramatique qui eut lieu à cette époque : « Malheureux débat sur les sources de la Révélation. Malgré les efforts du courant Ottaviani, il ne parvient pas à contenir l'opposition qui s'avère très forte »(77). Des propos étonnants.

Le schéma présenté et défendu par Ottaviani, et avec lui par les autres soi-disant « conservateurs », schéma approuvé par le Pape, ne contenait ni ne voulait contenir de thèses personnelles et originales, pour la simple raison qu'il exposait, aussi clairement que possible, l'enseignement officiel et séculaire du Magistère. Mais pour le Pape, c'était l'expression du « courant Ottaviani », un produit partial ! Le point de vue d'un « courant » théologique ! Les novateurs ne disaient-ils pas la même chose ?

Des propos encore plus étonnants se trouvent dans une autre annotation. « Aujourd'hui encore, j'écoute avec intérêt toutes les voix du Concile. Elles sont pour la plupart critiques à l'égard des schémas proposés (Card. Ottaviani) qui, préparés à plusieurs, révèlent cependant la fixation un peu envahissante d'un seul et la persistance d'une mentalité qui ne sait pas se libérer de la tonalité de la leçon scolastique. La semi-cécité d'un œil est une ombre sur la vision de l'ensemble. Bien sûr, la réaction est forte, parfois trop forte... »(78). Ici, l'étonnement ne naît pas seulement du double sens du mauvais goût, non sans malice, à propos de la cécité partielle qui avait commencé à frapper le cardinal Ottaviani ; il naît surtout de la constatation que, pour Jean XXIII, l'exposé et la défense du dogme de la foi contenus dans le schéma De Fontibus n'apparaissent que comme la « fixation », d'ailleurs « un peu envahissante », « d'une mentalité qui ne peut se libérer du ton de la leçon scolastique » ; raison pour laquelle, « naturellement », la réaction est forte. Là encore, Jean XXIII utilise le même langage que les novateurs théologiques, méprisants, comme nous l'avons vu, du Magistère : les textes du schéma, qui expriment la doctrine de toujours (évidemment fermée à l'ouverture et au compromis avec l'erreur) sont « scolastiques » et donc pas bons ; ils sont le résultat de la « fixation » voire de l’ « outrecuidance » d'un seul, et donc pas bons !

Par son comportement, Jean XXIII a en fait légitimé l'interprétation que les novateurs donnaient aux ouvertures « œcuméniques » qu'il souhaitait ; il a en fait légitimé la combinaison « œcuménisme = changement doctrinal », permettant ainsi au Concile de se consolider dans la tendance anormale et révolutionnaire que les novateurs avaient voulu lui imprimer dès le début, dans ce qu'Amerio appelait son caractère « autogénétique, soudain, atypique » (79).

L'événement décisif a été représenté par la deuxième violation de la légalité, le coup de theatre du 21 novembre, qui a scellé le processus qui avait commencé avec la première violation de la légalité par Liénart le 13 octobre 1962. Dans le premier cas, Jean XXIII a péché par omission ; dans le second, il est intervenu en violation de la légalité conciliaire, ce qui impliquait en fait l'acceptation d'une approche très dangereuse du dogme de la foi. En effet, le nouveau titre imposé à l'ancien schéma De Fontibus, « semblait confirmer la victoire du camp libéral, qui s'opposait à la notion de deux sources de révélation »(80).

 Le silence de l'historiographie dominante sur ces graves illégalités tolérées et commises par le Pape Roncalli s'explique aussi, à notre avis, par l'insensibilité des modernistes et des néo-modernistes pour le droit, homologue à celle qu'ils ont toujours manifestée pour le dogme. Ainsi, l'un d'entre eux déclare en substance qu'il ne comprend pas pourquoi la fameuse question (« si la discussion doit être interrompue ») a été posée de cette manière par Mgr Felici (81)


Notes

53 - DS, 783/1501.

54 - R.M. WILTGEN, pp. 48-49 ; SPADAFORA, La « nouvelle exégèse », op. cit. pp. 158-159.

55 - M.-D. CHENU, pp. 66-67, note 22. Mgr Rolland est la source de Chenu pour ce qui concerne les discussions dans la salle d'audience. Face à de telles affirmations, on peut se demander ce que certains évêques progressistes ont compris du débat conciliaire, quelle valeur il faut réellement accorder à leur participation au Concile.

56 - Ibid, pp. 132-134, note 183.

57 - R.M. WILTGEN, pp. 50-51.

58 - R.M. WILTGEN, p. 50-51 ; F. SPADAFORA, La « nouvelle exégèse », op. cit. p. 154. Il y a sans doute eu de nombreux votes en faveur de l'arrêt du débat. Ils ont voté dans une atmosphère houleuse et confuse. Il semble cependant qu'un certain nombre d'évêques, peu familiers des assemblées et des votes, se soient trompés : ils ont voté placet, c'est-à-dire oui à l'interruption de la discussion, convaincus qu'ils votaient en faveur du projet et donc de la poursuite de la discussion, qu'ils auraient dû au contraire voter non placet, c'est-à-dire non à l'interruption. Ce point a été souligné par R. DE MATTEI, op. cit. p. 262, avec la source citée. Les chiffres rapportés par l'historien sont les suivants : 1368 voix pour la suspension, 822 (ou 868) contre, 19 bulletins nuls. Il manquait 105 voix pour atteindre les deux tiers requis par le règlement (op. cit., ibid.).

59 - R. AMERIO, § 41 (p. 73).

60 - Robert Roquette cité par R. DE MATTEI, p. 263.

61 - M.-D. CHENU, p. 117.

62 - Ibid, p. 117 note 143.

63 - Pour la consternation causée par sa décision, voir Storia del Concilio Vaticano II, cit. 2, V. Il primo conflitto dottrinale, par GIUSEPPE RUGGIERI, p. 259-293 ; p. 292 note n° 91. Cet auteur passe complètement sous silence l'illégalité commise par Jean XXIII.

64 - R.M. WILTGEN, p. 51 ; M.-D. CHENU, p. 122-123, note 159.

65 - PH. LEVILLAIN, p. 255. Voir aussi M.-D. CHENU, p. 122-123 et Histoire du Concile Vatican II, 2, cit. p. 290-293.

66 – G. ALBERIGO, Concilio acefalo ? L’evoluzione degli organi direttivi del Vaticano II, in G. ALBERIGO (éd.), Il Vaticano II fra attese e celebrazioni, recueil d’essais, Il Mulino, Bologne 1995, pp. 193-238 ; p.203, note 23.

67 - « J'ai accueilli [...] le card. Léger archevêque de Montréal au Canada, que j'aimais encourager parmi ses ennuis de France et du Saint-Office », entrée dans Il Giornale dell'anima, datée du 21 octobre 1962, citée par l'éditeur du Journal de Chenu, p. 69, note n° 32. Aujourd'hui, le Québec, victime de la « révolution tranquille » initiée par le cardinal Léger, est l'une des régions les plus déchristianisées d'Occident.

68 - Voir Journal de CHENU, cit. p. 88 : « [...] mais Glorieux [théologien du cardinal Liénart] m'assure que le Saint-Père le “récupérera” ».

69 - Cité dans R.M. WILTGEN, p. 50.

70 - M.-D. CHENU, p. 116.

71 - PH. LEVILLAIN, p. 167, 255.

72 - Ibid, p. 253.

73 - Ordo, cité, dans AAS, cité, p. 624 : « Ad constituendam maioritatem in Sessionibus publicis, etc.

74 - Texte dans M.-D. CHENU, p. 103, note 110.

75 - DOMENICO BARTOLI (éd.), Mémoires de Talleyrand, choisis et traduits par D. Bartoli, Longanesi, Rome-Milan 1942, p. 50. Le lendemain de cet épisode, le frère du roi quitte la France : il revient après vingt-cinq ans. Il régnera sous le nom de Charles X, jusqu'à la révolution de 1830.

76 - On rapporte la phrase amère de Ruffini, après la fameuse séance de rejet du schéma Ottaviani [schéma sur les deux sources de la Révélation] : « Le protestantisme est aux portes » » (M.-D. CHENU, p. 125, sous la date du 28 novembre 1962).

77 - Texte cité dans M.-D. CHENU, p. 110-111, note 128.

78 - Ibid, p. 115, note 139.

79 - R. AMERIO, § 43 (p. 76).

80 - R. M. WILTGEN, p. 51.

81 - Histoire du Concile Vatican II, ch. V du vol. 1, pp. 289-290.-

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